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Homme Culture & Identité

L' identité masculine mise en questions / Le genre et l'égalité entre les sexes / Blog animé par Alexis Aguettant

"Nous assistons à une formidable crise de l'identité masculine" - Paul Yonnet, sociologue

 Entretien réalisé par Jacqueline Rémy
publié le 30/04/2003 sur le site de l'EXPRESS


La famille réinventée - Le sociologue Paul Yonnet qui nous raconte comment la famille sort radicalement bouleversée de la centrifugeuse de ce demi-siècle. En 1953, le baby-boom battait son plein et, sous le sceau du mariage, le couple idéal se répartissait harmonieusement les tâches : c'était encore, comme dans la chanson, «papa pique et maman coud». Aujourd'hui, les femmes font carrière et moins d'enfants. Devenue protéiforme, la famille est maintenant l'écrin de notre individualisme et de nos narcissismes.

 

C'est un homme qui n'a pas peur de prendre des coups. Il parle en économisant ses mots, en les choisissant minutieusement, soucieux terriblement de ne pas sombrer dans l'approximation ou l'inexactitude. Bien trop indifférent aux modes pour se laisser inhiber, il est l'un des rares sociologues qui s'intéressent vraiment aux faits. Collaborateur régulier de la revue Le Débat, il a publié - parmi de nombreux ouvrages - deux livres importants sur nos modes de vie, chez Gallimard : Jeux, modes et masses, puis Travail, loisir. Il prépare une somme sur la famille, sujet dont il fait cracher la part d'ombre avec gourmandise : c'est, dit-il, le recul de la mort qui oriente le mode de vie privée que nous croyons choisir. 


Tout a changé depuis le chromo des années 1950. A présent, on ne subit plus ses liens familiaux. Est-on plus heureux en famille qu'il y a un demi-siècle?
Il faut éviter les anachronismes pour répondre. Le critère du bonheur familial, aujourd'hui, c'est le consentement. Il y a cinquante ans, cette question ne se posait guère, sauf en de rares occasions. Une fois le conjoint élu, la vie familiale se régulait hors de toute idée de choix permanent. Les enfants respectaient leurs parents et recevaient de façon naturelle leur autorité, ce qui n'est plus le cas. La femme, même quand elle travaillait, demeurait complémentaire de l'homme et lui était juridiquement soumise. Il était fort mal vu de divorcer, fût-ce par un consentement mutuel déguisé. Actuellement, sur la famille, plane un risque permanent de crise du consentement. Il ne fera que s'accroître. 


On a l'impression que les cellules familiales actuelles n'ont qu'un dénominateur commun et stable: le couple mère-enfant.
L'une des grandes révolutions de ce demi-siècle aura été l'émancipation de la femme, et sa mise à égalité avec l'homme. A l'époque de la création de L'Express, en 1953, la femme n'a les droits d'une personne majeure que si elle est célibataire. Sitôt qu'elle se marie, elle perd l'essentiel de ses capacités propres. Elle n'a pas d'autorité parentale sur les enfants. Si elle travaille, elle ne peut ouvrir librement un compte bancaire à son nom. Le mari, chef de famille, peut toujours s'opposer à ce que sa femme s'adonne à une activité professionnelle. La famille commence à être bouleversée juridiquement en 1965 avec la modification des régimes matrimoniaux. En 1970, la puissance paternelle fait place à l'autorité parentale. Dans la foulée de ces mutations germe et triomphe la notion d'interchangeabilité des rôles familiaux. Or c'est un leurre. 

 

Vous voulez dire une utopie?
Non, un leurre idéologique, un idéal en forme de masque. Cela ne correspond pas à la réalité des pratiques familiales. Et cela n'y correspondra jamais, pour deux raisons. 1. Ce sont les femmes qui accouchent et allaitent. 2. En réalité, on a pu constater qu'elles ne souhaitaient pas se dessaisir des rôles qu'elles détenaient et dont elles étaient devenues les spécialistes. En revanche, elles prétendent y adjoindre les rôles dont les hommes étaient soi-disant experts. Regardez les textes sur la parité. Ils visent à partager non pas les privilèges des femmes - comment le pourraient-ils? - mais le pouvoir des hommes. 


Certains hommes, rares il est vrai, ont pourtant investi l'univers domestique.
On a vu apparaître des pratiques inimaginables autrefois : les papas poules, les hommes qui assistent aux accouchements, etc. Mais il est peu probable que les hommes aient envie de s'occuper de leur intérieur. Les femmes peuvent faire appel à des agents spécialement payés à cet effet. La réalité, c'est que les femmes aujourd'hui peuvent se passer de l'homme, sauf si elles estiment qu'il leur est indispensable pour l'éducation des enfants, et leur vie amoureuse. 


A vous entendre, l'homme détrôné est devenu un appendice sympathique, mais superflu.
Les hommes sont en voie de perdre leur singularité sociale. Qu'importent les textes sur la parité, c'est inscrit dans les statistiques universitaires: 56% des étudiants sont des femmes. Au bout, il y a un partage du pouvoir inéluctable. Nous assistons à une formidable crise de l'identité masculine mais le mouvement d'émancipation des femmes paraît tellement juste que personne n'en parle, surtout pas les hommes. Cette crise se traduit par des revendications de garde alternée systématique pour les pères divorcés, la légitimation brutale du couple gay - qui veut démontrer la complétude d'un seul sexe - et les crispations du machisme, dans le rap par exemple, les banlieues ou la délinquance. Les jeunes d'origine immigrée, issus de sociétés traditionnelles, réagissent fortement à cette crise de l'identité masculine. 


On peut tout de même se réjouir de voir les femmes s'arracher à leur soumission d'antan.
Réjouissons-nous ! Ce qui pose question et mérite réflexion n'est pas cet arrachement, mais la forme qu'il a prise. La société prépare aux femmes des emplois du temps infernaux, où elles vont multiplier les stress, professionnel, domestique, maternel, amoureux. Et on est déjà face à un problème éducationnel : on n'a pas réfléchi aux problèmes soulevés par l'interchangeabilité des rôles. 

 

Mais vous dites que ça ne marche pas!
Justement, les enfants vont se trouver confrontés au modèle, à l'idéal de l'interchangeabilité, et ils verront leur mère continuer à jouer tous les rôles, devant un père incertain et repenti, tour à tour suspect d'autoritarisme et de laxisme, d'archaïsme et de copinage. De quoi creuser la crise de l'identité masculine, sans aider à sa reconstruction... 


Vous parlez d'intérêts conflictuels. Mais jamais les relations de couple n'ont été si libres.
On est passé du contrôle social au contrôle sentimental. En un demi-siècle, nous avons vécu l'avènement de la mutualité du sentiment, qui fonde la "mise en couple" et assure sa durée. Dès les années 1960, on a vu augmenter considérablement les conceptions prénuptiales qui ont culminé en 1972, avec 30% des naissances hors mariage : la sexualité passe avant l'alliance. L'âge du premier rapport sexuel commence à baisser dès avant la Deuxième Guerre mondiale, et chute après. Et maintenant on se marie sans demander l'avis des parents. C'est l'empire des sentiments. 


Et, quand il n'y a plus de sentiment, on casse.
Y compris quand on a des enfants, qui pèsent beaucoup moins. La société a mis au point une rationalisation qui légitime la séparation des parents, dès lors qu'ils l'ont décidée. Le couple parental perdure, même si le couple conjugal se défait, dit-on. Naturellement, c'est faux. De même que fécondité et conjugalité obéissent à des logiques distinctes, conjugalité et parentalité sont des histoires qui tendent à se séparer, et la société autorise cette divergence. Et l'encourage par une incroyable fiction qui consiste à dire que, pour les enfants, cela ne change rien. Or tout le monde sait que la séparation des parents génère pour eux des dégâts psychologiques, associés à une dématérialisation des repères. 


La plupart des enfants sont élevés par leurs deux parents. Les divorces se prononcent majoritairement avant leur naissance ou pendant leur adolescence.
C'est en train de changer. A Paris, dans les maternelles, on trouve une forte proportion d'enfants dont les parents sont déjà séparés ou divorcés. C'est un phénomène massif qui se profile: plus de 40% des couples risquent de divorcer au cours de leur vie, sans parler des couples non mariés. 


Est-ce donc la filiation qui définit la famille plus que la conjugalité?
Auparavant, la cellule familiale occidentale, c'était un homme et une femme qui, chacun, sortaient de chez eux pour créer une nouvelle famille, laquelle avait tant d'existence qu'ils se faisaient souvent enterrer ensemble dans un nouveau caveau. Aujourd'hui, avec les ruptures, les remariages, les "recompositions", on se confronte à l'impossibilité de créer une nouvelle identité familiale. François Mitterrand, par exemple, après une vie conjugale un peu complexe, a échappé au mont Beuvray avec Danielle pour se retrouver occuper la dernière place dans le caveau de ses parents à Jarnac. Il a réintégré sa lignée d'origine. Que feront ses autres compagnes, ses enfants? La crise de l'alliance n'est pas sans lien avec la crise de l'identité. D'où l'obsession actuelle des origines. 

 

Est-ce un effet de la crise de la famille si les femmes, aujourd'hui en France, font relativement peu d'enfants? Ou est-ce un effet secondaire de leur investissement dans le travail?
Au début du XXe siècle, les Françaises avaient plus d'enfants que maintenant, mais elles étaient moins nombreuses à devenir mères. Le travail des femmes n'a pas entamé le désir de maternité, qui n'a jamais été si fort. La population féminine met au monde moins d'enfants qu'il y a deux siècles, essentiellement en raison de l'inutilité d'en faire beaucoup pour assurer la reproduction de l'espèce. Au milieu du XVIIIe siècle, la fécondité française tournait autour de 5,5 enfants par femme parce que, à l'époque, 30% des bébés mouraient dans leur première année; à 10 ans, la moitié des enfants étaient décédés. On disposait finalement tout juste du stock de population nécessaire pour reproduire les générations, voire, à certaines périodes, pour les augmenter un petit peu. Au début du XXe siècle, la mortalité infantile était encore de 15% dans la première année, malgré les découvertes de Pasteur. Au sortir de la Deuxième Guerre, elle était de 7,7%. Aujourd'hui, tous les enfants qui naissent sont globalement assurés de vivre puisque le taux de mortalité infantile est de 0,4%. Ils sont même assurés de vivre longtemps, comme les femmes qui leur donnent naissance et ne meurent plus en couches. Il s'agit, dans tous les pays développés, d'une révolution profonde de la condition humaine. Jadis, "la mort était au centre de la vie, comme le cimetière au centre du village", selon l'expression de Jean Fourastié, et le grand vieillard était un survivant atypique "oublié par Dieu sur terre", disait-on. Aujourd'hui, la mort est au centre de la vieillesse. Pour la première fois, l'ordre naturel des départs paraît respecté.


Cela simplifie-t-il ou complique-t-il les relations entre les générations?
Il va falloir apprendre à gérer la disparition du risque de mort chez les jeunes et sa concentration dans les âges avancés. On méconnaît les problèmes de dépression des vieux, leur propension au suicide. On occulte le fossé fantastique existant entre les personnes âgées et les jeunes, dont le narcissisme triomphant s'exprime métaphoriquement dans la parade des nombrils et la chanson.


Et pour cause, ce sont des enfants du désir!
On ne mesure pas à quel point. L'ordre des priorités instituées (mariage, sexe, enfant) a cédé la place à l'ordre des désirs (sexe, enfant, mariage), dont l'enfant est le fruit. Autrefois, les femmes étaient rivées aux grossesses et, chaque fois, elles risquaient leur peau : cela forme une psychologie. Aujourd'hui, la grossesse est un événement tardif, exceptionnel, choisi, conduisant à l'arrivée d'un être qui sera l'objet d'un idéal éducationnel. Les femmes ont remplacé l'assujettissement aux grossesses par un surinvestissement. Dès lors, l'enfant est une personne majuscule, une sorte de petit dieu vivant. On lui dit qu'il a "décidé" de venir au monde avec l'assentiment de ses parents. Il n'est plus la conséquence d'une nécessité holiste - la survie du groupe - ni le fruit de Dieu ou du hasard. S'il apprend qu'il n'a pas été voulu, c'est une catastrophe : la médaille de l'enfant désiré a de cruels revers. 


Autre revers: les parents ont tendance à préférer jouer la séduction plutôt que l'autorité.
L'enfant n'a de cesse de vérifier qu'il est bien désiré : "Pourquoi t'opposes-tu à mon désir, puisque tu m'as voulu?" Telle est l'interrogation subliminale qui domine ses relations avec ses parents. Et ces derniers se posent la question inverse : "Pourquoi m'opposer à son désir puisque je l'ai désiré ?" Nous sommes à l'une des sources de la formidable crise de l'interdit où se débattent nos sociétés. 

 

Vous attribuez surtout au recul de la mort ce sentiment d'omnipotence dont l'enfant se retrouve doté.
L'enfant est élevé comme un immortel dans un monde d'immortels, où la mort des moins de 50 ans est qualifiée d'injuste et d'anormale. La perspective de la mort est remplacée par l'obsession de la maladie, d'où le recours systématique au pédiatre. Donc, l'individu qui naît restera. Il se sait appelé à jouer un rôle, à s'inscrire dans l'avenir. Mais pas tout de suite. Il a le temps. Il peut s'attarder dans l'adolescence, se laisser bercer par cette immaturité comportementale que les sociétés capitalistes ont finalement validée, institutionnalisée et commercialisée. Il ne pensera pas à la mort avant l'âge de 35 ou 40 ans. Il peut se concentrer sur son grand oeuvre: devenir lui-même. 


A la première personne du singulier, plutôt qu'au pluriel. Et vous le déplorez.
Ah non! Je n'appartiens sûrement pas au camp des "déploreurs". J'objective, je désigne, indifférent à la contrainte sociale. Cela n'a rien à voir. L'humilité à laquelle contraignaient la menace de la mort et le sentiment d'être un élément dans un tout était compensée par la fierté d'appartenir à une famille, à une lignée, à un milieu, une religion, une communauté. Cette humilité des enfants et des jeunes s'est perdue. La fierté d'appartenir a été remplacée par la fierté d'être soi - et unique, même quand on a des frères et soeurs. C'est l'avènement de ce que Chateaubriand nommait la "manie d'être". 


Quel usage affectif fait-on de la famille, si l'on n'est plus fier d'en être membre?
La famille décide en profondeur des rapports que ses membres construiront avec la société, avec les autres. Partout, dans le monde développé, la famille programme, sous le couvert de l' "accès à l'autonomie", cet être entièrement nouveau, redoutable et séduisant, qu'on appelle un "individu"

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